• Je remâche

    Défi de ces jours déconfits. Je mange L'herbe (C.Simon). Quand même, un roman d'un auteur français nobélisé! Peut-être que les traducteurs, en le rendant accessible dans une autre langue, le rendent en même temps compréhensible et intéressant. S'ils l'allègent de toutes les inutilités, de toutes les parenthèses, de tous les passages entre tirets, il sera déjà plus mince. Peut-être ajoutent-ils des points de fin de phrases, si rares, dans la version claude-simonienne, et autorisent ainsi les chanceux étrangers à respirer. Peut-être parviennent-ils à donner de l'élégance à ce fatras aussi lourd que répétitif, aussi ennuyeux qu'antipoétique. La pesanteur, le systématisme, les tics, ne font pas un style. Parfois il vaut mieux être néoclassique que volontaristement novateur. Faire ce qui n'a pas encore été fait n'est pas un gage de réussite; seuls quelques auteurs parviennent à relever le défi, mais ils ont du génie. Pourquoi publier un brouillon? Les vaches font mieux: quand elles sont dans l'herbe, elles la broutent, mais elles ruminent, elles méthanisent, et finissent par produire du lait plein de vitamines, belle alchimie! Le résultat du processus est alors nourrissant et agréable à le consommation. En revanche l'herbe mal mâchée a des effets lénifiants. J'en recommande la lecture aux insomniaques. On ouvre une porte, un tube de dentifrice, un œil, et on les ferme, on multiplie les synonymes qu'on fait se succéder, on met des plombes à accomplir un geste ordinaire, on le décortique, on le décrit par le menu, ce qui nous les brise de la même manière, on a la manie adjectivale, et participe-présentale, on met des "peut-être" ici ou là, parce que le narrateur, si minutieux par ailleurs, feint d'ignorer la justesse de ce qu'il avance, enfin si le verbe "avancer" convient dans ce roman qui fait du surplace. Si la léthargie était un art, L'Herbe en serait la quintessence. Dans le volume que j'ai acquis d'occasion, le signet-ruban était à sa place initiale. C'est en effet le genre de livre qu'il faut avoir dans sa bibliothèque, mais qu'on peut se dispenser d'ouvrir. Mais je me donne des défis en ces temps particuliers: j'irai jusqu'au bout, mais j'avoue que je passe des lignes. J'espère qu'il me sera pardonné.