• Entre Poulain (petit trop de la critique précédente) et Hugo (grand galop de la prochaine : Hue ! Go!) , place aux trauteurs comme Guth.

    Pour me distraire de certaines lectures éprouvantes d'un côté (Le grand marin), et d'autres exaltantes (Notre-Dame de Paris), grand écart sidérant qui fait paraître encore plus mauvais les romans mauvais, comme si on faisait s'affronter dans un même tournoi le meilleur joueur d'Erquinghem-le-Sec et Federer, ou que l'on comparait Koons et Botticelli, j'ai trouvé un petit roman charmant de Guth Saint Naïf. J'avais lu il y a bien longtemps son Naïf aux quarante enfants, qui m'avait bien amusé. Je ne sais plus comment cet autre livre s'est retrouvé dans les rayons de ma bibliothèque, mais je ne regrette pas de m'en être emparé. J'ai donc pris le livre, j'ai lu la première page, puis la seconde après avoir tourné le feuillet dans le bon sens, … pardon, je suis encore sous l'effet du non-style de Madame Poulain, sous le choc holà !

    Je reviens donc à moi. Guth, comme beaucoup d'auteurs, s'est forgé un double littéraire à qui il prête des préoccupations, un regard sur le monde, des aventures ou des pensées probablement inspirés de sa vie, de ce qu'il aurait aimé ou voulu vivre, l'écriture compensant imaginairement des frustrations, exprimant des souhaits, ou des tendances personnelles. Son personnage narrateur, François Lamalou ( 'l'a mal à son âme)!) semble avoir tout ce qu'il faut pour être heureux (Lamalou rime avec Baloo), en particulier, lui qui a 48 ans, une jeune maîtresse accorte et désirable, Inès, et pourtant un mal moral l'empêche de jouir tranquillement de cette vie benoîte (« Je tombais dans des torpeurs », p.26). Un jour un propos apparemment anodin tenu par Mme Dereuse se traduira par des répercussions extraordinaires qui vont changer sa vie : « Mon petit François, vous avez l'âme franciscaine » (On pense ici à Augustin et Monique au jardin). Lui qui avait une position assise va se relever pour changer de vie en se dépouillant à l'image de son patron… Les Fioretti deviennent son livre de chevet, ses exercices spirituels, qu'il va chercher à imiter dans sa vie d'homme du XXe siècle. À partir de cette découverte et de cet effort, le narrateur conte candidement sa conversion en actes : il parle aux poubelles comme à ses sœurs, au bruit, au gaz, au goudron comme à ses frères, etc. Les conséquences sont bien entendu fâcheuses : il ne se lave plus, délaisse Inès, il dort seul et à terre, il se déleste de ses biens, ne change plus de vêtements, … Il ne vit plus qu'en se conformant à la vie de Saint-François, dont des extraits sont cités, avec le charme d'une langue médiévale restituée. Il veut retrouver par exemple « l'esprit d'enfance » vanté par son illustre prédécesseur : « Il manifestait sa méfiance envers ceux qui tuent l'esprit d'enfance pour le remplacer par la sécheresse, l'orgueil, l'égoïsme : les savants et les riches (p. 55)". Il veut faire de son Inès sa Claire, mais la quitte cependant : « La vue des femmes est un poison ». Il refait comiquement le sermon aux oiseaux en s'adressant à des pigeons inattentifs (tout le talent du conteur réside dans la manière de présenter ces actes de sainteté en ne prenant aucune distance avec son personnage puisque le récit est à la première personne). Il cherche à se procurer des tourterelles chez un marchand d'oiseaux dans une scène hilarante (chapitre VIII). Il ne trouve de loup qu'au zoo, où l'attend un nouveau fiasco, en lieu de loup de Gubbio. Il veut convertir une prostituée : « Le commerce de détail disparaissait. Les petites boutiques cédaient la place aux Monoprix.Et ces femmes continuaient la tradition du petit commerce artisanal. Au moment où, par l'insémination artificielle, la science allait mettre l'amour en seringues, ces poètes du passé vendaient leurs charmes comme on vendait des câpres à Athènes, sous Périclès (p. 105) ». Mais la chair est faible, voici Mado, qu'il a choisie pour tester ses capacités de conviction : « Seins de saindoux, cuisses à gros quartiers, regards filtrants, cils en balais, abdomen pour danse du ventre (p.118). » Il tente même l'épreuve du feu, sans succès : « Amoureusement, dévotement, elle oignit mon index, à peine effleuré par les flammes, d'un peu d'huile d'olive qu'elle destinait à sa salade et qui, au lieu d'être un baume sur mon doigt, fut comme un acide sur ma confusion (p.125) ». Il cherche et trouve son lépreux pour se dévouer entièrement à lui : le personnage de S.O.S (Simon-Oscar Salart) est particulièrement réussi, truculent, vulgaire et sympathique et l'auteur peut alors glisser des phrases que des surréalistes n'auraient pas reniées : « Je voulais parler de saint François à S.O.S. (p. 147) ». Sa fille Poutti vaut aussi le détour. S.O.S. mourra percuté par un camion. Ensuite, le narrateur fait des derniers efforts infructueux pour mener à bien sa franciscanisation. Il finit par y renoncer et retrouve sa vie d'avant.

    « La nostalgie de cette pureté que j'avais cherchée dans la misère sur les pas de saint François. La soif de cet abandon total. La fraîcheur de ce monde réconcilié, où tout ce qui existe, des cailloux de la rue aux plus anciennes étoiles, chantait l'hymne de la Nouvelle Alliance. Et l'attente des temps nouveaux, l'esprit d'enfance régnerait sur le monde et permettrait aux cœurs ingénus d'apercevoir au sommet de la montagne, la cité de Dieu (p. 180, dernières lignes). »

    Livre charmant, burlesque, qui laisse passer des critiques satiriques sur un monde en train de changer, devenant cynique et déspiritualisé : « La Science avait marqué définitivement notre siècle. Nos contemporains ne daignaient reconnaître que ses miracles. Elle avait tué l'émerveillement. Elle avait habitué à l'insolite. Avec sa complice, la vitesse, elle jouait sur d'immenses espaces et des foules infinies. Aidée des mathématiques, elle instaurait le totalitarisme du nombre. Aucune frange de liberté n'échapperait à sa loi. Aucun amour ne pourrait se soustraire à ses calculs. S'insinuant partout, en même temps, de tout son poids, elle écraserait toute le planète sous une instantanéité de terreur. (p.179). » ...