• Une biograkadhaphie

    Vincent Hugeux, Kadhafi, éditions Perrin, 2017

    Le destin des potentats cruels, des despotes illuminés, des tyrans redoutés, depuis leur trajectoire ascendante, œuvre de personnalités monstrueuses, retorses, habiles, et de circonstances favorables, jusqu'à leur déclin brutal et à leur fin souvent violente, a toujours quelque chose de fascinant. Le Capitole et la roche tarpéienne. L'histoire en est jalonnée depuis les Grecs et les Romains antiques jusqu'aux puissants du vingtième siècle. Mussolini, Hitler, Ceaucescu, Bokassa, … Rares sont les autocrates qui meurent paisiblement dans des lits luxueux, en bonne conscience, ou pas. Certains connaissent des heures dernières calamiteuse, et, depuis la communication visuelles de masse, nous vivons en direct des agonies douloureuses, pris entre la pitié, le dégoût, et la satisfaction.

    La vie de Kadhafi, narrée avec méticulosité et brio, par Vincent Hugeux, en est une excellente illustration. Cet exercice de style particulier qu'est la biographie d'individus exceptionnels, est ici maîtrisé, documenté , illustré de nombreux témoignages, souvent de première main. Pas de romanesque, même si le sujet s'y prête, pas de syndrome de Stockholm, pas de procès systématique non plus. Des faits, des hypothèses, des interrogations lorsque les faits ne sont pas avérés. Un refus du psychologisme facile, et surtout, une mise en évidence des incohérences, des contradictions, des palinodies. Quand l'homme sombre dans le ridicule, inutile d'y insister, les faits parlent, décrire suffit, il en est de même de sa violence. Le plan mêle le chronologique et le thématique, les noms propres sont abondants, les lieux et les personnes nommés nous deviennent familiers.

    Le style de l'auteur est alerte, les références culturelles nombreuses, les traits d'esprit, les allusions suscitent le sourire ou la connivence. Ce parcours suscite la réflexion, le lecteur a les pièces du dossier, à lui d'en tirer ses conclusions, en historien, en philosophe, en littéraire.

    Mystère d'une personnalité complexe, torturée, abîmée par l'exercice du pouvoir, comme d'autres. Certains de ses idéaux, certaines de ses aversions, certains de ses propos paraissent judicieux, compréhensibles et louables, mais la part d'ombre, d'irréalisme, de pathétique ridicule, de cruauté ternissent ô combien l'image de cet homme, devenu peu à peu caricature de lui-même.

    Savoir s'arrêter à temps, savoir s'entourer de conseillers vertueux, et les écouter, savoir prendre de la distance avec soi sont des qualités nécessaires pour ne pas sombrer dans une forme de folie paranoïaque, dont beaucoup de détenteurs de pouvoir, à quelque échelle que ce soit, sont souvent victimes. Rabelais le montrait déjà en Picrochole et les pièces de Shakespeare regorgent de ces tyrans.

    En parallèle, je lisais l'admirable Muray (Le dix-neuvième siècle à travers les âges,TEL Gallimard) et j'y ai trouvé le paragraphe suivant:

    « Joseph de Maistre dans Les Soirées : chacun de nous gravite vers les régions de la lumière. Tous les êtres restent à leur place, seul l'homme a la vague impression parfois qu'il est là où il ne devrait pas être, qu'il pourrait dépasser sa place. « Dans l'état où il est réduit, il n'a pas même le triste bonheur de s'ignorer : il faut qu'il se contemple sans cesse, et puisque ses lumières, qui l'élèvent jusqu'à l'ange, ne servent qu'à lui montrer dans lui des penchants abominables qui le dégradent jusqu'à la brute. Il cherche dans le fond de son être quelque partie saine sans pouvoir la trouver : le mal a tout souillé, et l'homme entier n'est qu'une maladie. »

    Muray cite de Maistre, qui fait référence lui-même à Pascal, et une de ses formules fameuses : « L'homme n'est ni ange ni bête, et le malheur veut que qui veut faire l'ange fait la bête. »