• Un rude hiver (Queneau)

    Dans la très belle collection « L'imaginaire » (Gallimard)

    Un roman dont on ne sait pas trop où il va. Mais je me laisse porter. Un roman classique dans la mesure où nous trouvons des personnages nommés, caractérisés, reconnaissables et cohérents, une fois qu'ils nous sont devenus familiers, plus ou moins typisés, nous avons aussi des situations de rencontres, d'errances, des rapprochements familiaux ou amoureux, des descriptions de cadres urbains (Le Havre, ville décidément très inspirante), ou domestiques bourgeois, une forme de naturalisme : époque de l'Occupation : on pense à Uranus (Aymé) pour le contexte et au roman d'Ionesco Le solitaire pour la vacuité de l'existence menée par Bernard Lehameau, anti-héros que nous suivons la plupart du temps (la narration à la troisième personne ne l'abandonne que rarement).

    Rien de bien exaltant si l'on s'en tient à cela seulement. Mais c'est du Queneau, donc c'est plein d'esprit, d'inventivité, de drôlerie : un vocabulaire et des graphies originaux, des phrases souvent brèves, mais au déroulé qui réserve des surprises. L'auteur ne recule pas devant les répétitions, les énumérations apparemment inutiles, les clichés, les banalités, les orthographes fautives, les reproductions d'accents ou la francisation graphique de phrases et de vocables anglais (« coboua ou cobouille », p.76). Des élégances précieuses d'expression voisinent avec des trivialités ordinaires (comme chez Vian, dont je ne saurais trop recommander le génial Arrache-coeur). Comme Zazie, des personnages, les plus jeunes en particulier, massacrent le français convenu : « je suis déjà z-été », p.43, « spa », pour « n'est-ce pas » (p.45), « Squ'ils sont... », p. 50, etc. Des rapprochements métaphoriques inattendus mais très bien trouvés donnent une dimension poétique au récit : « [il] se contenta d'épousseter sa voisine, la jeune, de propos badins », p. 82, ou p .106 : « … mais ils demeurèrent là tous trois muets pendant quelques secondes, mâchant péniblement cette durée qui leur collait aux dents comme du caramel, sans pouvoir l'avaler. ». Un goût des mots, des trouvailles verbales ( « l'orchestre raclocuivra le Bouilli cranié tsatsa […] La Brabançonne suscita l'érection des Belges. » (p.48) qui ne surprennent pas chez cet oulipien, aimant les « Exercices de style ». Des références plus ou moins évidentes (Queneau aime à jouer avec la culture littéraire de son lecteur, comme dans Les fleurs bleues), à commencer par le patronyme Lehameau (hamlet en anglais, et l'on trouve bien évidemment une scène avec des fossoyeurs enterrant un certain Ducouillon… (p.161). L'auteur rend ainsi agréable et caustique les tribulations banales de médiocres aux préjugés racistes, misogynes ou sociaux : Lehameau souhaite la victoire de l'Allemagne… et pourtant il est sympathique car amoureux, même si son cœur balance. Une ravissante britannique ou une très jeune fille ? Pour terminer en beauté je laisse la parole à Mme Dutertre, dont on ne s'étonnera pas qu'elle tienne des propos élevés, assez proches de ceux que pourrait tenir une concierge célinienne :

    « Ah ! Monsieur Lehameau, la tristesse de cette existence. Et ce n'est pas la nature qui est responsable, monsieur Lehameau, car la nature est bonne, ce n'est pas la nature qui est responsable, ce sont les hommes . Les hommes, ils sont indécrottables. Les idées les plus belles, les pensées les plus généreuses, qu'est-ce qu'ils en font ? un gâchis sanglant ou de la cendre. Voyez ce qu'ils ont fait du Christ, ils l'ont crucifié avec ses perles, les pourceaux. Et Socrate ? qu'est-ce que l'humanité en a fait de Socrate, elle l'a empoisonné, comme une mégère qui veut se débarrasser d'un époux. Et Jeanne d'Arc ? on l'a brûlée. Et Jaurès ? on l'a assassiné. » (p.104-105)