• La Duchesse de Langeais

    C'est fort. C'est beau. C'est tragique et cruel. C'est plein de passion.

    Quand on se refuse, pour de mauvaises raisons, à céder aux élans de son cœur, l'on entraîne la personne que l'on aime dans le monde atroce des peines d'amour. On crée des décalages artificiels entre la vérité des sentiments et de fausses nécessités, on place mal sa fierté dans le regard des autres, on sent confusément l'erreur que l'on commet, mais on insiste, puisque tout pas en arrière, tout aveu d'erreur serait une reconnaissance que l'on a pris le mauvais chemin. On se prépare une vie de remords où chaque jour, chaque minute, on déplore de n'avoir pas saisi l'occasion quand elle passait. On feint de vivre joyeusement, on cache sa misère, on s'étourdit dans les mondanités et les devoirs qu'on s'inflige. Mais une pensée obsédante occupe l'esprit, trouble, fait pleurer. On veut vexer l'amant quand il se manifeste. On dit qu'on veut l'éloigner, mais on ne veut pas qu'il s'éloigne. On est envers lui injuste, accusatrice, on lui reproche ce qu'on se reproche. On voudrait se faire une gloire de lui avoir résisté, mais on n'y arrive pas.

    Balzac a transformé en un roman puissant des émotions et des expériences vécues. Si la portée politique se glisse ici ou là, c'est bien la complexité, la force des liens amoureux jusqu'aux malentendus tragiques, qui sont ici sondées. L'amant et la maîtresse, chacun à leur manière, créent l'échec, ils ne le veulent pas, mais agissent contre eux-mêmes. Quelle tristesse !

    Quelques passages ont particulièrement attiré mon attention et m'ontfait éprouver à nouveau ce frisson de trouver dans une œuvre un parcelle de soi, et parfois bien plus qu'une parcelle :

    « Les hommes nous permettent bien de nous élever au-dessus d'eux, mais ils ne nous pardonnent jamais de ne pas descendre aussi bas qu'eux. Aussi le sentiment qu'ils accordent aux grands caractères ne va-t-il pas sans un peu de haine et de crainte. » (p.105, Livre de Poche).

    Quelques lignes d'une remarquable justesse sur l'attente amoureuse :

    « Il va venir ! » cette pensée lui déchira l'âme. Malheur, en effet, aux êtres pour lesquels l'attente n'est pas la plus horrible des tempêtes et la fécondation des plus doux plaisirs, ceux-là n'ont point en eux cette flamme qui réveille les images des choses, et double la nature en nous attachant autant à l'essence pure des objets qu'à leur réalité. En amour, attendre n'est-ce pas incessamment épuiser une espérance certaine, se livrer au fléau terrible de la passion, heureuse, sans les désenchantements de la vérité ! » Suit une belle métaphore filée et florale (p.185)

    Et, Armand tient à la Duchesse un discours qui convient à une certaine passion que j'ai nourrie, et qui ne me quitte pas depuis qu'elle est amour (NB p.181, vous trouverez une dissertation sur les différences entre la passion et l'amour):

    « Madame, reprit Armand en la contemplant avec une méprisante froideur, une minute, une seule me suffira pour vous atteindre dans tous les moments de votre vie, la seule éternité dont je puisse disposer, moi. Je ne suis pas Dieu. Écoutez-moi bien, dit-il, en faisant une pause pour donner de la solennité à son discours. L'amour viendra toujours à vos souhaits ; vous avez sur les hommes un pouvoir sans bornes ; mais souvenez-vous qu'un jour vous avez appelé l'amour : il est venu pur et candide, autant qu'il peut l'être sur cette terre ; aussi respectueux qu'il était violent ; caressant, comme l'est l'amour d'une femme dévouée, ou comme l'est celui d'une mère pour son enfant ; enfin , si grand, qu'il était une folie . Vous vous êtes jouée de cet amour, vous avez commis un crime. Le droit de toute femme est de se refuser à un amour qu'elle sent ne pouvoir partager. L'homme qui aime sans se faire aimer ne saurait être plaint, et n'a pas le droit de se plaindre. Mais, madame la duchesse, attirer à soi, en feignant le sentiment, un malheureux privé de toute affection, lui faire comprendre le bonheur dans toute sa plénitude, pour le lui ravir ; lui voler son avenir de félicité ; le tuer non seulement aujourd'hui, mais dans l'éternité de sa vie, en empoisonnant toutes se heures et toutes ses pensées, voilà ce que je nomme un épouvantable crime ! » (p.171)

    C'est exactement cela...