• Hugo n'est pas loin, Baudelaire non plus.

    Roman sans intrigue, fait de conversations, de monologues, de méditations, roman à thèse, mais comme l'écriture est fine et belle et les idées sensibles et intelligentes, la lecture est aussi fluide que l'écriture. Comme dans Cinq-Mars la vérité des idées est préférée à celle des faits, les données historiques sont inventées et vraies, à défaut d'être réelles.

    Le sort des poètes Gilbert, Chatterton, Chénier, leur élection cruelle, leurs différences, leur lucidité, leur amour pour leur art font l'objet de dialogues entre le savant Docteur Noir, du côté de la raison, du détachement, de la prose, et Stello, du côté de la passion, du cœur, de la poésie.

    Beaucoup de noblesse et de hauteur de vue d'un auteur désenchanté mais enthousiaste : il voit que le monde est injuste et violent, mais il croit en les vertus du sentiment et de la poésie. Certains débats d'aujourd'hui sont déjà là quant à la modernité et ses méfaits (relisez le poème de Vigny sur un voyage en train : dénaturation de notre rapport au paysage).

    Deux camps : les partisans des chiffres, des algorithmes, de l'intérêt, et les lettrés lucides dont le tort est d'avoir raison dans une société médiocre et matérialiste.

    Citations, p.222 (GF) : « Un Poète donne sa mesure par son œuvre ; un homme attaché au Pouvoir ne la peut donner que par les fonctions qu'il remplit. Bonheur pour le premier,malheur pour l'autre ; car s'il se fait un progrès dans les deux têtes, l'un s'élance tout à coup en avant par une œuvre, l'autre est forcé de suivre la lente progression des occasions de la vie et les pas graduels de sa carrière . » ; et un peu plus loin (p.223) : « Le Poète a une malédiction sur sa vie et une bénédiction sur son nom. Le Poète, apôtre de la vérité toujours jeune, cause un éternel ombrage à l'homme du Pouvoir, apôtre d'une vieille fiction, parce que l'un a l'inspiration, l'autre seulement l'attention ou l'attitude d'esprit ; parce que le Poète laissera une œuvre où sera écrit le jugement des actions publiques et de leurs acteurs ; parce qu'au moment même où ces acteurs disparaissent pour toujours à la mort, l'auteur commence une longue vie. »


  • Pour remercier une jeune ostéopathe de ses soins avertis, je vais lui offrir le dernier ouvrage de Charles Dantzig : Traité des gestes, ayant entendu l'auteur en parler sur France Culture.

    Comme je m'ennuie en cet après-midi gris du 23 octobre 2017, après avoir brouillonné ma dédicace en un sonnet d'octosyllabes, je n'ai pu m'empêcher d'en commencer la lecture. A-t-on le droit de feuilleter, de lire, de parcourir un livre qu'on va offrir ? Au bout de quelques dizaines de pages, je soupire, le livre me tombe des mains (gestes…), la formule est exagérée, s'il chéait, il s’abîmerait, et un livre n'étant pas une glace, je ne pourrais le donner encorné, n'ayant pas l'âme d'un torero.

    M.Dantzig certes a un joli brin de plume, une vaste culture, le sens des formules, que j'avais déjà remarqués dans son Dictionnaire égoïste de la Littérature Française. Un bon point donc pour lui.Mais Dieu ! Qu'il est agaçant comme propagandiste quand il enfourche tous les chevaux de bataille parisianistes et bien-pensants du libertarisme facile. Pourquoi ces dérives hors-sujet (lui qui n'aime pas Montaigne!), sur la cigarette, cette insistance sur son homosexualité, ces crachats sur le personnel politique de droite : se prend-il pour Nagui? Ambitionne-t-il de devenir la doublette de l'hystérique Angot lors de sinistres émissions de fin de soirée ? Il s'érige en conscience universelle, mais son avis est-il autorisé parce qu'il est mou et consensuel ? Ses digressions grossissent grassement cet auteur de chez Grasset. Gras c'est, alors qu'il sait être si subtil.À quoi servent les comités de lecture s'ils ne signalent pas que des coupes s'imposent ? Allège, Charles, allège. Mais, que dis-je ? L'air du temps, le conformisme, la facilité, font vendre, et il pourra jouer l'érudit dans les émissions à pseudo-penseurs, disons à penseurs dans la ligne des antifascistes, des promoteurs LGBT, de gauche bien entendu. Et Télérama appréciera !

    Ces gens-là s'autoproclament pourfendeurs de la norme, en érigeant de nouvelles, apôtres de la tolérance, étant intolérants avec ceux qui ne partagent pas leur gauchisme de bon aloi, ils font de leurs propos convenus un acte de courage, que de risques ne prennent-ils pas en condamnant Le Pen, de Villiers, Zemmour, Finkielkraut, La manif pour tous, etc. ? Le système médiatique les louera pour leur liberté d'esprit ...


  • Vigny  (lettre du 30 mars 1831):

    "Les parias de la société sont les poètes, les hommes d'âme et de cœur, les hommes supérieurs et honorables. Tous les pouvoirs les détestent, parce qu'ils voient en eux leurs juges, ceux qui les condamnent avant la postérité."


  • J'ai trouvé Fortune dans ma bibliothèque, et j'ai donc enrichi ma culture littéraire.

    Roman fort, original dans la manière choisie par l 'auteur pour présenter l'intrigue. Roman psychologique complexe, reposant surtout sur l'évolution des relations entre les personnages : rapports de force, de domination, d'amour, d'amitié, de haine, de mépris, d'incompréhension. Des supputations erronées, des interprétations fausses, du calcul, de la franchise, de la timidité. Tous cela est donné par l'auteur au moyen d'un dispositif narratif particulier : un narrateur rapporte ce que lui a conté Marlow, qui lui-même doit à Powell ses informations, ce dernier citant ses sources empruntées à des confidences ou des dialogues avec d'autres personnages. Pas d'omniscience donc, tous les éléments de l'intrigue nous parviennent ainsi sous forme de dialogues, ce qui joue sur la temporalité éclatée : ainsi une scène décrite à partir d'un point de vue peut revenir mais passant par le filtre de la sensibilité et de la mémoire d'un personnage différent (Marlow conte la scène au cours de laquelle Flora s'approche dangereusement de la falaise, cette même scène reviendra, telle que Flora l'a vécue, beaucoup plus loin dans le roman). Le style imite l'oralité, et fait la part des indications physiques liées à la voix, aux hésitations, au débit, aux gestes de celui qui détient la parole, à quelque échelle que ce soit. S'ajoutent les réactions de l'auditeur ou des auditeurs, qui s'étonnent, demandent des précisions, et contribuent donc aussi à ne pas permettre à la narration de se dérouler dans une fluidité classique ; nous lecteurs, avons de cette manière nos interprètes dans le roman, et avons l'impression d'être un auditeur direct. Cela relève évidemment du procédé : à de nombreuses reprises, la structure enchâssante semble oubliée, et alors il semble peu vraisemblable que tel ou tel dialogue, telle méditation, telle situation ait pu arriver à la connaissance du narrateur, quel qu'il soit.

    Conrad prête à Marlow ou aux autres narrateurs des réflexions qui apportent une dimension intellectuelle ou philosophique. Parmi les sujets récurrents, la différence essentielle entre les hommes et les femmes dans leur psychologie, leurs façons d'être, leurs comportements, leur regard sur le monde, et les relations interindividuelles : «  C'est une chance que les petites choses plaisent aux femmes. Et il n'est pas sot de leur part d'y trouver du plaisir. C'est par les petites choses que la plus profonde loyauté, celle dont elles ont le plus grand besoin, la loyauté de l'instant qui passe, s'exprime le mieux. » (p.204), ou bien, dans la deuxième partie, celle où les personnages sont dans le même bateau : « Il est vrai que la mer est un élément peu sûr, mais aucun marin ne s'en souvient en présence de son pouvoir d'envoûtement, pas plus qu'un amoureux ne pense jamais à l'inconstance des femmes. » (p. 248). Ces jugements émanent de personnages, mais on voit que ce sujet, étant donné sa récurrence, appartient aux réflexions d'un auteur qui s'interroge. Ils ont en outre l'intérêt de susciter chez le lecteur un questionnement où celui-ci s'appuiera sur son expérience pour avaliser ou non la pertinence de ces lois, comme celle-ci : « … comme le rôle échu aux femmes consiste exclusivement en une « influence » , il a l'air d'exercer une action occulte et mystérieuse qui n'est pas tout à fait digne de confiance, comme toutes les forces naturelles qui semblent agir dans les ténèbres parce que nous les comprenons mal. » (p.279).

    Ce roman est divisé en deux parties, l'une se déroulant sur terre, l'autre sur mer. Le bateau, par son impossibilité de s'échapper, exacerbe les tensions, les passions, et le drame n'est jamais loin, à l'image des variations météorologiques qu'une navigation doit forcément subir, et métaphore probable des forces du destin (voir le titre), qui pèse sur chacun des personnages. Les situations illustrent de manière concrète les inflexions que prennent les vies sans que la maîtrise soit totale, et les facteurs de dépendance sont nombreux : être la fille de son père, la femme de son mari, être à la merci, de haines, d'incompréhensions, d'accidents...

    Deux citations, qui ont dû être écrites pour moi... :

    « Il est remarquable que bon nombre de gens naissent curieusement inadaptés au destin qui les attend sur cette terre. » (p.157),

     

    « Confiance ! Mot terrible pour tout quelque peu exceptionnel dans un monde où le succès n'est jamais allé à la renonciation et à la bonne foi. » (p.333)


  • Avant de développer cet aspect, un addendum sur l’humour (NDP2) : p. 320, la proximité paronymique entre la formule latine inscrite à l'entrée de la cellule de la Tour Roland : "Tu, ora" , et la traduction populaire « Trou-aux-rats ».

    Dans la tradition de la littérature orale (les jongleurs récitant des chansons de geste, puis les romans médiévaux reprenant des adresses directes aux auditeurs ou lecteurs), l'auteur, derrière le narrateur se rend présent, rend explicite son rôle de conteur, et par-là même, instaure le lecteur comme conscience à l'écoute , à l'opposé du narrateur effacé qui n'utilise ce « je » et laisse apparemment l'histoire se dérouler seule. Hugo romancier, comme Balzac et Stendhal, signale fréquemment la relation directe avec le lecteur, sous deux modalités principales : des interpellations directes à la deuxième personne, ou il écrit à la troisième « le lecteur ... ». Le roman avançant,, devient un lieu de partage avec l'auteur, et ce dernier peut s'appuyer sur des données antérieurement évoquées. La différence évidente entre ces deux pôles étant que le lecteur n'a de connaissance que des pages précédentes, l'auteur, lui, dans sa maîtrise de la totalité, peut se servir de cette connaissance devenue commune pour prendre appui, et relancer la narration, tout en associant son lecteur. Entre de nombreux exemples, p.375 (VII2) : « Nos lecteurs n'ont pas oublié la cellule mystérieuse ... ». Le récit prend ainsi une cohérence, une épaisseur, une logique qui crédibilisent le déroulement des aventures.

    L'auteur invite également à s'imaginer les décors, en usant d'un style très visuel : « Qu'on se représente maintenant ... » (p.66), « Qu'on se figure en effet ...» (p.110), les deux premières personnes du pluriel peuvent également être utilisées : dans des adresses directes du type « figurez-vous ... » p. 307, ou un nous associant le « je » de l'auteur au « vous » des lecteurs : p.65 : À quelques pas de nous, ... ». Le regard est orienté comme dans un mouvement panoramique : « Si maintenant le lecteur, après avoir contemplé cette scène vive et criarde, … , porte ses regards vers ... ». Hugo va jusqu' à imiter le style des romans burlesques en soulignant la vacuité des descriptions : «  je pourrais dire au lecteur : Allez la voir ; et nous serions ainsi dispensés tous deux, moi d'en faire, lui d'en lire une description telle quelle. » (p.66-67). Il fait aveu de modestie : les mots ne sont pas les choses : « … dont nous avons tâché de donner quelque idée au lecteur, ... » (p.218).

    Il associe l’expérience du lecteur à la sienne propre par des soulignements qui donnent un crédit à accorder au déroulement de l'histoire : « Nos lecteurs ont pu observer qu'il avait déjà dû s'écouler un certain temps ... » (p.87) : caution de vraisemblance : les pensées, les réactions des personnages, les conditions matérielles sont présentées comme plausibles et logiques. Des détails qui peuvent paraître anodins sont justifiés directement par un auteur valorisant l'intérêt de ses considérations : « Tous ces détails, que nous mettons ici à nu pour l'édification du lecteur, ... » (p. 99-100) ; ce qui justifier la nécessité des détails, c'est le décalage temporel entre les événements narrés, présentés comme certains, la configuration des lieux modifiée depuis l'époque, les changements dans les us et les mœurs : Hugo se fait historien et apporte son aide par l'imagination sollicitée à partir des connaissances du lecteur. Il le transporte ainsi dans un monde différent, mais atténue l’étrangeté par un travail pédagogique de comparaison : « … dont il serait difficile de donner un idée au lecteur de nos jours et de nos salons ». Outre le zeugma final, on remarque ici que l'auteur explicite le décalage et avoue les limites de ses capacités d'explication. Dans une parenthèse développée (8 lignes, un paragraphe), il élargit l'instant narratif pour une considération sur les rapports entre le roi et le peuple, avec l'excuse de forme dans une incise de la première ligne « pour le noter en passant ». S'ensuit (p.205-206) une page topographique, remplie de noms propres de lieux, où l'auteur partage ses compétences historiques. On voit qu'il ne les pas rassemblées en début de roman, mais qu 'elles sont distribuées au fil du roman, selon les nécessités. Autre manifestation du souci du lecteur , qu'il ne faut pas assommer par une trop longue contextualisation : elle existe, mais est fragmentée.

    Les personnages deviennent également partagés entre les deux pôles de la création avec l'usage de l'adjectif possessif « notre » désignant un des protagonistes : « … notre ami Jehan Frollo du Moulin ... » (p.307), ou « Notre jeune ami ... ».

    Un autre « nous » est souvent présent : celui de l'autorité auctoriale. Relance fréquente de la narration entraînant avec elle un renouvellement de l'adresse directe au lecteur, considéré comme un auditeur. Hugo répète ces formules à l'envi, la négligence stylistique n'est pas loin : p. 205 et p. 218, nous retrouvons exactement : « comme nous venons de le dire » ; les variantes sont : « nous devons dire que... » (p.319), « comme nous le disions tout à l'heure » (p.318). Cette façon souple et proche de l'oralité du conteur devant son auditoire s'exprime aussi par des éléments informatifs ou narratifs nouveaux annoncés par « ajoutons que » (p.227), ou une variante élaborée : « Nous sommes fâché d'avoir à ajouter que ... ». Hugo utilise également la flatterie pour son lecteur : une de ses techniques favorites est d'installer des effets de mystère quant à l'identité d' un personnage présent lors d'une scène mais dissimulé, ou inconnu des autre intervenants ; des indices sont cependant donnés, et le lecteur participe ainsi en s'interrogeant et souvent en ayant l'impression d'être intelligent quand ses supputations se voient confirmées : « Le capitaine Phoebus de Châteaupers (car c'est lui que le lecteur a sous les yeux depuis le commencement de ce chapitre) ... » (p.365), ou, au début de VII8, ceci : « Claude Frollo (car nous présumons que le lecteur, plus intelligent que Phoebus, n'a vu dans toute cette aventure d'autre moine-bourru que l'archidiacre), Claude Frollo ... ». Ces citations illustrent une nouvelle fois la dimension distanciée d'un auteur qui joue des données narratives en explicitant le fait que nous lisons une « aventure », dont nous sommes un « lecteur ».

    Cette liberté de ton est une des composantes de la verve hugolienne qui s'exprime également par l'autorisation qu'il s'accorde à toutes les digressions, selon la pensée qui lui traverse l'esprit au moment où il en est du récit. Il rejoint par là le Montaigne des Essais, ou le Marivaux romancier : une considération, inspirée par telle ou telle donnée contextuelle, éloigne quelques lignes ou quelques pages de l'épisode en cours, dont le fil est rattrapé plus loin, de manière explicite : une digression sur Voltaire, dans laquelle Hugo avoue d'ailleurs sa mémoire parfois défaillante (… « et je ne sais plus la quatrième, le Luxembourg peut-être, ... », et le paragraphe suivant dit : « Revenons à paris et au quinzième siècle. ». Notons en passant que l'aveu de méconnaissance contribue aussi à rapprocher l'auteur du lecteur ; nous en trouvons un autre exemple p.318, à propos des lieux de claustration : « …, une autre je ne sais plus où ».

    Cette insuffisance trouve son équivalence narrative dans les moments où Hugo, comme Balzac, avoue qu'il ne connaît pas les motivations d'agir de telle manière du personnage, ou l'objet de ses pensées : passage limité à la focalisation externe, et don intermittent d'autonomie. Il invite donc le lecteur à proposer des explications, et sollicite ainsi sa participation intellectuelle, voire affective : « D'où venait cette humeur ? … Était-ce  ...? » (p.305), suit une série d'hypothèses interrogatives (il s'agit ici du personnage secondaire de Robert d'Estouteville. Quasimodo de même p. 386 : « que s'était-il passé en lui ? Était-ce que... », et ici aussi des propositions de réponses entrecoupées de « ou bien ».

    Toutes ces relations installées avec le lecteur atténuent l'impression de distance, surtout que l'érudition déployée pourrait intimider. C'est évidemment habile, la spontanéité est plus ou moins calculée, mais il est vrai que nous imaginons bien Hugo écrire au fil de la plume, prononcer à haute voix les mots en même temps qu'il les écrit, en imaginant un auditeur face à lui. Et poli, avec cela : ouverture de VI2 (p.315) : « Que le lecteur nous permette de le ramener à la place de Grève, ... »

     

     

     





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