• Green est encore vert: Le Visionnaire

    Je viens d'achever la lecture d'un roman de Julien Green Le Visionnaire.

    Excellent exemple d'une littérature de qualité, qui pourrait paraître datée, de second plan, et pourtant de haute portée et de grande force.

    Le style est classique, précis, soigné élégant, sans être excessivement apprêté, . La composition rappelle celles du Lys dans la vallée de Balzac et des nouvelles diaboliques de Barbey d'Aurevilly : ici, un récit encadrant où la narratrice Marie-Thérèse évoque sa vie ordinaire chez elle avec une mère qu'elle n'aime guère, à son école, et ses relations avec son cousin Manuel, être laid, étrange, un peu inquiétant, et surtout malade et mystérieux, tous éléments qui reviendront évidemment dans la partie finale où elle redeviendra la narratrice. Le récit encadré est dû à l'intervention directe du jeune homme : le récit semble prendre le relais de la première partie, avec un retour sur une scène forte de rapprochement charnel abordé une première fois par Marie-Thérèse. Les points de vue sont ainsi déplacés, et le lecteur amené à se glisser dans chacune des consciences successivement. Ce récit central se décompose en deux sous-parties, la seconde (« Ce qui aurait pu être ») se révélant comme une rêverie de Manuel narrée de manière réaliste: dans un château, un mort n'en finit pas de mourir, sa vicomtesse de fille, est pleine de mépris, et d'envies, son vicomte de fils de violence et de terreur à l'idée d'hériter de la maladie paternelle, on y trouve aussi une domesticité, menée notamment par une servante à laquelle le narrateur hésite à accorder sa confiance.

    Dans les trois récits, la religion est omniprésente, comme dans très nombreux romans de l'époque, avec son lot de sentiments de faute, de rejet, de membres du clergé pas toujours saints, de tentations d'y entrer ; les autres thèmes dominants et mêlés au précédent sont la maladie, la mort, le corps, tentant ou flanchant, objet de troubles et de désirs, de domination de certains détenteurs d'autorité sur les faibles (mère, prêtres, aristocrates, patron) : se révolter, subir, se taire, réagir…

    On trouve dans ce roman de belles phrases sentencieuses, sur la vie, les hommes et leurs relations, et aussi une réflexion en action sur le travail de l'écriture : l'auteur masculin se glisse dans la conscience féminine de son héroïne (début et fin) ; quand il confie la narration à un personnage masculin, celui-ci devient à son tour un inventeur d'histoire, celle du château et de ses habitants dont il est aussi le narrateur sur le mode autobiographique ; mais les parallèles entre cette fiction en abyme et ce que nous savons de lui par Marie-Thérèse, et lui au début de la deuxième partie sont évidents ou discrets, comme des reflets plus ou moins déformés de ses obsessions, souffrances, fantasmes, désirs, hantises, illustration au second niveau du précepte beuvien selon lequel écrire, c'est s'écrire, raconter, c’est se rêver, à l'instar des romans stendhaliens.

     

    Le Visionnaire est donc une œuvre forte, tendue, âpre, ce qui ne nuit aucunement à la fluidité de la lecture ; invitation non seulement à découvrir où mènent les chemins ébauchés, mais aussi à la méditation sur la culpabilité, la violence des rapports humains, physique, ou feutrée, le désir, la maladie, l’ingratitude de la vie, la mort...