• Fortune (Conrad)

    J'ai trouvé Fortune dans ma bibliothèque, et j'ai donc enrichi ma culture littéraire.

    Roman fort, original dans la manière choisie par l 'auteur pour présenter l'intrigue. Roman psychologique complexe, reposant surtout sur l'évolution des relations entre les personnages : rapports de force, de domination, d'amour, d'amitié, de haine, de mépris, d'incompréhension. Des supputations erronées, des interprétations fausses, du calcul, de la franchise, de la timidité. Tous cela est donné par l'auteur au moyen d'un dispositif narratif particulier : un narrateur rapporte ce que lui a conté Marlow, qui lui-même doit à Powell ses informations, ce dernier citant ses sources empruntées à des confidences ou des dialogues avec d'autres personnages. Pas d'omniscience donc, tous les éléments de l'intrigue nous parviennent ainsi sous forme de dialogues, ce qui joue sur la temporalité éclatée : ainsi une scène décrite à partir d'un point de vue peut revenir mais passant par le filtre de la sensibilité et de la mémoire d'un personnage différent (Marlow conte la scène au cours de laquelle Flora s'approche dangereusement de la falaise, cette même scène reviendra, telle que Flora l'a vécue, beaucoup plus loin dans le roman). Le style imite l'oralité, et fait la part des indications physiques liées à la voix, aux hésitations, au débit, aux gestes de celui qui détient la parole, à quelque échelle que ce soit. S'ajoutent les réactions de l'auditeur ou des auditeurs, qui s'étonnent, demandent des précisions, et contribuent donc aussi à ne pas permettre à la narration de se dérouler dans une fluidité classique ; nous lecteurs, avons de cette manière nos interprètes dans le roman, et avons l'impression d'être un auditeur direct. Cela relève évidemment du procédé : à de nombreuses reprises, la structure enchâssante semble oubliée, et alors il semble peu vraisemblable que tel ou tel dialogue, telle méditation, telle situation ait pu arriver à la connaissance du narrateur, quel qu'il soit.

    Conrad prête à Marlow ou aux autres narrateurs des réflexions qui apportent une dimension intellectuelle ou philosophique. Parmi les sujets récurrents, la différence essentielle entre les hommes et les femmes dans leur psychologie, leurs façons d'être, leurs comportements, leur regard sur le monde, et les relations interindividuelles : «  C'est une chance que les petites choses plaisent aux femmes. Et il n'est pas sot de leur part d'y trouver du plaisir. C'est par les petites choses que la plus profonde loyauté, celle dont elles ont le plus grand besoin, la loyauté de l'instant qui passe, s'exprime le mieux. » (p.204), ou bien, dans la deuxième partie, celle où les personnages sont dans le même bateau : « Il est vrai que la mer est un élément peu sûr, mais aucun marin ne s'en souvient en présence de son pouvoir d'envoûtement, pas plus qu'un amoureux ne pense jamais à l'inconstance des femmes. » (p. 248). Ces jugements émanent de personnages, mais on voit que ce sujet, étant donné sa récurrence, appartient aux réflexions d'un auteur qui s'interroge. Ils ont en outre l'intérêt de susciter chez le lecteur un questionnement où celui-ci s'appuiera sur son expérience pour avaliser ou non la pertinence de ces lois, comme celle-ci : « … comme le rôle échu aux femmes consiste exclusivement en une « influence » , il a l'air d'exercer une action occulte et mystérieuse qui n'est pas tout à fait digne de confiance, comme toutes les forces naturelles qui semblent agir dans les ténèbres parce que nous les comprenons mal. » (p.279).

    Ce roman est divisé en deux parties, l'une se déroulant sur terre, l'autre sur mer. Le bateau, par son impossibilité de s'échapper, exacerbe les tensions, les passions, et le drame n'est jamais loin, à l'image des variations météorologiques qu'une navigation doit forcément subir, et métaphore probable des forces du destin (voir le titre), qui pèse sur chacun des personnages. Les situations illustrent de manière concrète les inflexions que prennent les vies sans que la maîtrise soit totale, et les facteurs de dépendance sont nombreux : être la fille de son père, la femme de son mari, être à la merci, de haines, d'incompréhensions, d'accidents...

    Deux citations, qui ont dû être écrites pour moi... :

    « Il est remarquable que bon nombre de gens naissent curieusement inadaptés au destin qui les attend sur cette terre. » (p.157),

     

    « Confiance ! Mot terrible pour tout quelque peu exceptionnel dans un monde où le succès n'est jamais allé à la renonciation et à la bonne foi. » (p.333)