• L'art de la nouvelle demande une maîtrise particulière, un talent de conteur différent de celui du romancier. La dimension relativement ramassée contraint à une forme d'efficacité, un sens de la composition et de la chute préparée et surprenante, une économie narrative savante. On dit souvent les écrivains français peu à l'aise avec ce format, sauf les exceptions bien connues de Maupassant et de Mérimée, auxquels on peut ajouter Apollinaire et Mandiargues. Je recommande au passage celles de Zweig et aussi et surtout celles de Tchekhov, dont le recueil de nouvelles est une merveille de sensibilité, l'aventure y est intérieure, les situations sont d'un pathétique léger et cruel, avec une façon qui lui est propre de restituer les relations interpersonnelles, ou celles du personnage avec lui-même.

    Gary a rassemblé 16 nouvelles dans ce recueil, dont la première est éponyme. Il nous fait voyager d'un continent à l'autre en choisissant des localisations en Amérique du Sud ou du Nord, à Haïti, dans une île du Pacifique, en Italie, en Macédoine, en Roumanie, en Allemagne, en Europe centrale ou Soviétique… L'époque de référence est contemporaine : le vingtième siècle, il est parfois question de l'Occupation, de la guerre froide, de la vie d'un ambassadeur, ou de celle de membres de la pègre, d'un directeur de cirque, etc. Les détails sont nombreux et réalistes : objets, descriptions, attitudes, décors, des noms propres viennent renforcer ces effets de réel, alors que certains personnages ne sont dotés que de leur initiale ; les milieux sont variés, les acteurs également.

    Les focalisations changent d'une nouvelle à l'autre : le narrateur peut être effacé, ou témoin des événements qu'il rapporte, ou le protagoniste. Ainsi parfois nous suivons le point de vue d'un personnage, et nous devons imaginer à partir des indices et des perceptions les hors-champs. Les scènes et les sommaires alternent, ainsi que les dialogues vifs ou les méditations sous forme de monologues intérieurs. Certaines attitudes ou paroles mystérieuses trouveront leur explication grâce à des révélations ultérieures, notamment sur le passé de certains dont ils sont encombrés.

    Les relations humaines sont complexes, viciées, violentes, de diverses manières ; des naïfs côtoient des salauds : dans « La plus vielle histoire du monde » Gary revisite le mythe du Maître et de l'Esclave, des passionnés font subir les conséquences de leurs actes à leur entourage. Certains se jouent de leurs semblables (« Un humaniste »). L'auteur est sensible à l'évolution des êtres, à la manière dont ils répondent aux sollicitations du destin, ou plutôt du hasard plus ou moins provoqué par des décisions, des élans, des envies. Parfois on se méprend , et cela devient tragique (« Le mur » ou « J'ai soif d'innocence »), parfois on ment et on se ridiculise (« Je parle de l'héroïsme ») : la réalité n'est pas vue, et l'interprétation à partir de signes est erronée (« Les habitants de la terre »). La question de l'art est posée dans « La décadence » et « Le faux ». Certaines nouvelles s'approchent du fantastique : « Les joies de la nature », dans « Une page d'histoire », un personnage voit des âmes, ou y plongent : dans « Citoyen pigeon », le volatile conduit en traîneau des touristes américains dans Moscou enneigée, et l'on se rappelle Gogol. Dans « Gloire à nos illustres pionniers », c'est à La ferme des animaux que l'on pense : fable politique et animalisation. Et la

    référence à Daudet et son Tartarin est transparente dans « Tout va bien sur le Kilimandjaro ».

    Le style est plein de clichés, avec ce qu 'il faut d'imparfaits du subjonctif, les adjectifs et les adverbes sont nombreux, la narration est appliquée et convenue : variation classique entre des passages descriptifs, narratifs et dialogués ; le portrait arrive quand il faut, la conversation aussi. Les dialogues paraissent artificiels, peu crédibles tant ils sont littéraires, et même les efforts de vulgarité quand il s'agit de faire parler des personnages issus des basses classes ou de la pègre. Cela ressemble parfois à une rédaction d'imagination d'un élève de fin de quatrième … des années 70.

    Mais l'impression d'ensemble est positive : la lecture est agréable, et les questions que le lecteur se pose en lisant abondent, ce qui est des qualités que l'on peut attendre de la littérature.